Évaluer le lien entre les produits chimiques et le déclin des populations d’insectes

En utilisant une bibliothèque de plus de 1000 produits agrochimiques, les scientifiques ont constaté des changements significatifs dans le comportement et la survie à long terme de différentes populations d’insectes

29.10.2024

Peu de gens aiment les pucerons, les moustiques ou les charançons, mais les insectes jouent un rôle essentiel dans le cercle de vie, qui constitue l’environnement de la planète. De fait, le biologiste de renommée mondiale E. O. Wilson a déclaré que si les insectes disparaissaient, notre environnement s’effondrerait.

Isabel Romero Calvo/EMBL

Une illustration utilise une variété de couleurs pour signifier la diversité originelle des populations de mouches, de moustiques et de papillons dans la zone supérieure gauche. Un effet chimique modifie les populations, non seulement en diminuant le nombre total d'insectes, mais aussi en affectant leur diversité.

Les scientifiques ont constaté un changement dans le comportement des insectes et que leurs populations diminuaient en moyenne de 2 à 3 % par an. Cette constatation les a incités à étudier les causes potentielles de ce changement, telles que la perte d’habitat due au surdéveloppement, au changement climatique et à l’utilisation de produits chimiques.

Les chercheurs de l’EMBL et leurs collaborateurs ont récemment étudié la manière dont les pesticides, les herbicides et d’autres produits agrochimiques affectent les populations d’insectes. Ils ont systématiquement exposé des larves de drosophiles (ou “mouches des fruits”) à plus de 1000 molécules contenues dans la chimiothèque unique de l’EMBL, qui stocke une variété de produits agrochimiques dans un format facilement utilisable pour des criblages à grande échelle.

Ces larves de drosophiles provenaient de différents lieux géographiques et les chercheurs ont suivi leur développement, leur comportement et leur capacité de survie à long terme pendant toute la durée de leur cycle de vie. Ils ont constaté que 57 % des produits chimiques testés modifiaient considérablement le comportement des larves de drosophiles, même en quantités considérés comme non létales. Un niveau plus élevé de produits chimiques compromettait la survie à long terme des mouches après ce même type d’exposition.

« Nous avons découvert que l’exposition des larves à de très faibles doses de produits chimiques provoquait des changements généralisés dans les processus physiologiques qui sont au cœur de leur développement et de leur comportement », explique Lautaro Gandara, premier auteur d’un article publié dans la revue Science et postdoctorant au sein du groupe de recherche de Justin Crocker à l’EMBL. « Ces changements ont été exacerbés lorsque nous avons augmenté la température des chambres de croissance de quatre degrés ; une décision née de l’idée que les températures mondiales ont augmentées et qu’elles pourraient avoir un impact sur la façon dont les pesticides affectent les larves.

Les scientifiques ont commencé par augmenter la température de l’environnement de culture de deux degrés (de 25°C à 27°C). Comme ils ne voyaient pas de grande différence, ils ont augmenté la température jusqu’à 29°C, ce qui est encore représentatif des plages de températures estivales dans la plupart des régions du monde. C’est à ce moment-là qu’ils ont constaté un impact notable.

« Nous avons ensuite mélangé certains des produits chimiques les plus couramment détectés dans l’air, à des doses écologiquement pertinentes, en exposant à nouveau les drosophiles dès leur éclosion. Nous avons alors constaté un effet beaucoup plus important », explique Justin Crocker, directeur de recherche à l’EMBL et investigateur principal du récent article scientifique. « Nous avons observé une chute de 60 % des taux de ponte, ce qui laisse présager un déclin de la population, mais aussi d’autres comportements altérés, tels qu’un recroquevillement plus fréquent, un comportement rarement observé dans les groupes non traités. »

Le “recroquevillement” des larves se manifeste lorsque leur corps se plie ou s’enroule de manière exagérée. Ce comportement peut être un signe de stress ou d’inconfort, mais surtout de problèmes sous-jacents tels que la toxicité, des effets neurologiques ou des processus physiologiques qui ont été perturbés.

« À première vue, ce recroquevillement peut sembler sans conséquence, mais même de petits changements de comportement peuvent avoir un impact sur la condition physique s’ils nuisent à l’alimentation, à l’accouplement et à la migration, par exemple », ajoute Justin Crocker. « Les scientifiques doivent comprendre comment les animaux interagissent entre eux et avec leur environnement pour prédire l’impact de changements tels que la destruction des habitats ou le changement climatique, sur les écosystèmes.

Les scientifiques reconnaissent qu’ils ne savent pas encore si cette attitude de recroquevillement est liée à d’autres changements qu’ils ont constatés, comme la réduction du taux de ponte. Il est possible que les deux comportements ne soient pas liés. Malgré cela, il est probable que les larves qui passent beaucoup de temps à se recroqueviller au lieu de manger ne prospéreront pas dans un environnement naturel.

Lautaro Gandara et Justin Crocker ont fait équipe avec plusieurs autres scientifiques pour cette étude. Jean-Baptiste Masson et François Laurent de l’Institut Pasteur, ainsi que l’équipe de Christian Tischer à l’EMBL, ont fourni des approches basées sur l’IA pour comprendre les effets comportementaux avec une haute résolution statistique. Parmi les autres collaborateurs de l’EMBL figurent le groupe Zimmermann, avec sa chimiothèque, le groupe Savitski pour son expertise en protéomique et le groupe Zimmermann-Kogadeeva pour son expertise en biologie computationnelle.

Les collaborateurs Vicky Ingham, chef de groupe à l’hôpital universitaire de Heidelberg, et Arnaud Martin, professeur associé de biologie à l’université George Washington, ont aidé les chercheurs de l’EMBL à étendre la portée de leur expérience aux moustiques et aux papillons « Painted Lady », respectivement, où ils ont trouvé des modèles similaires et ont ainsi pu valider l’approche expérimentale et les conclusions.

« Les insectes – même ceux qui peuvent sembler nuisibles – sont essentiels pour la planète. Ils pollinisent les plantes que nous mangeons et constituent un élément important du réseau alimentaire », déclare Lautaro Gandara. « Pendant longtemps, les gens ont spéculé sur les différentes raisons des changements de comportement des insectes, mais cette recherche permet maintenant de clarifier un facteur contributif important. L’un des principaux enseignements de ces travaux est que même de petites quantités de certains produits chimiques ont un impact. »

Le comportement des animaux joue un rôle crucial dans le maintien de l’équilibre des écosystèmes. En outre, le déclin des populations d’insectes entraîne celui de la diversité génétique, qui est essentielle pour permettre aux espèces de s’adapter aux changements environnementaux actuels et futurs.

« L’aspect positif de ce travail est que nous disposons de nouvelles connaissances sur les produits chimiques qui peuvent provoquer certains changements moléculaires et les changements de comportement et de développement qui y sont associés », déclare Justin Crocker. « En fournissant des données sur l’impact et la toxicité des produits chimiques, ces analyses peuvent se traduire par des pratiques réglementaires et industrielles qui protègent mieux la santé humaine et l’environnement. »

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